Occuper le terrain face à la banalisation du « pire » : pourquoi il faut se rendre à Saint-Brévin le 24 mai

Vue sur le lac Léman depuis Lausanne

Les idées nauséabondes ont percé la cotte de maille du front républicain…

Ce n’est pas parce qu’une situation est grave qu’elle doit faire l’économie de la nuance, il m’est pourtant difficile de continuer de considérer la montée de l’extrême-droite comme une simple réaction de replis identitaire à des crises conjoncturelles, dont le soufflet retomberait une fois le calme revenu. Celles et ceux qui balaient ce phénomène d’un revers de main en s’en remettant à l’échéance électorale prochaine n’ont certainement pas lu Le monde d’hier de Stefan Zweig, dans lequel il décrit la longue décomposition du vieux continent qui va rendre mûre certains pays pour la pire des brutalités

Comme d’autres, je pense que nous faisons face désormais à une dynamique de fond (qui ne veut pas dire de masse)[1], la bête que nous pensions endormie s’est ragaillardie à l’occasion d’un triple mouvement : la défiance vis-à-vis de nos institutions démocratiques (au travers notamment du phénomène d’abstention) ; l’incapacité (par immobilisme principalement) des différents gouvernements à endiguer les crises écologiques et à donner du sens ; et le creusement des inégalités, entrainant l’irrémédiable délitement de notre cohésion sociale, dépecée morceau par morceau par une idéologie néolibérale dont l’horizon individualiste et technicien semble avoir colonisé jusqu’à nos inconscients.

Car c’est peu dire que nous n’avons plus de membrane, de peau commune, pour faire tenir ensemble des aspirations et des contradictions qui font pourtant le propre de l’humain. Maintenant que chacun.e a pu constater l’impasse que représentait la mythologie Glorieusienne du progrès[2] – parenthèse de l’histoire, bâtie sur le postulat erroné d’une croissance infinie dans un monde fini – comment retrouver des narrations qui rassurent et accompagnent dans une société qui valorise la compétition, la consommation et la domination, préceptes dévastateurs lorsque l’abondance que l’on croyait éternelle décline, et qu’elle est confisquée par les plus hauts revenus qui ont fait sécession ?

C’est donc la croyance en notre pacte républicain qui s’effrite, les idées nauséabondes ont percé sa cotte de maille, et irriguent désormais en profondeur le débat public. Quel meilleur terreau que celui du sentiment d’abandon et de dépossession pour se rétracter sur soi comme le fait l’amibe que l’on pique, pour détourner par procuration son propre sentiment de relégation sur encore plus misérable que soit et, in fine, donner des racines à la haine ?

…Laissant place au processus insidieux de la « banalisation du mal » ?

Je voudrai revenir sur quelques symptômes qui me paraissent illustrer ce processus à l’œuvre, il en existe bien sûr d’autres : la mise à l’agenda dans certains media de personnalités d’extrême droite devenues fréquentables ; le succès littéraire d’auteur.e.s désenchanté.e.s sympathisant.e.s de l’extrême-droite ; la porosité de plus en plus visible de l’extrême droite avec la droite traditionnelle (pouvant aller jusqu’à l’hybridation) ; les émeutes de partisan.ne.s au Brésil ou aux USA visant directement les institutions et attisées par des discours complotistes de fraude électorale ; la progression voire l’arrivée au pouvoir de partis d’extrême droite dans plusieurs pays qui en font des candidat.e.s comme les autres[3] … Tout cela témoigne d’un ensemble de signaux qui doivent nous alerter sur l’état de notre démocratie et de notre capacité à répondre aux inquiétudes et aux difficultés des citoyen.ne.s.

Il existe un concept connu de la plupart d’entre nous, certes sujet à controverses, mais qui a son utilité, je crois, pour décrire ce phénomène insidieux qui consiste à tolérer de façon progressive ce qui veut nier la différence pour mieux se rassurer sur sa capacité à faire partie du monde lorsqu’il ressent n’en faire plus partie.

Lors de sa couverture du procès du nazi Eichmann[4], Hannah Arendt a tenté d’expliquer l’arrivée au pouvoir du III° Reich par le processus de « banalisation du mal ». Sans céder à la tautologie ou aux sirènes faciles du comparatisme historique, ce concept peut nous aider à mieux comprendre pourquoi ce qui n’était pas toléré hier dans notre démocratie semble l’être aujourd’hui.

Hannah Arendt disait que « le mal ne réside pas dans l’extraordinaire mais dans les petites choses ». Ces petites choses se sont des groupuscules fascistes qui osent s’affirmer dans la rue, des remarques racistes qu’on ne relève plus, des théories révisionnistes qu’on ne contredit plus, des élu.e.s qu’on ne protègent plus, des parallèles entre la gauche et l’extrême-droite où tout se vaudrait … C’est plus dans les méandres de ce débordement toléré que dans une adhésion délibérée aux idées d’extrême-droite que se diffusent les fantasmes complotistes du « grand remplacement ».

Le silence du Gouvernement pour toute réponse, un blanc-seing pour l’extrême-droite

À ce titre, l’inaction et le flou entretenu par le gouvernement et le ministre de l’Intérieur sont d’une irresponsabilité catastrophique. Il est clair que l’autorisation des rassemblements d’extrême droite a facilité leur parole désinhibée et leur avancée à visage découvert. Il n’est pas non plus difficile de comprendre que le seul fait de reprocher à Marine Lepen en public d’être « trop molle » ouvre les vannes…

Plus inquiétant, le manque de soutien de l’État et le sentiment d’isolement reviennent fréquemment dans les témoignages des élu.e.s attaqué.e.s par l’extrême-droite, souvent non miitant.e.s et peu formé.e.s à une communication sur ces sujets. Le silence de l’État rapporté par le maire de Saint-Brévin, qui est loin d’être un gauchiste, et dont les actions de violence à son égard ont mené à sa démission et jusqu’au départ de sa ville, est juste inimaginable.

La non-réponse, l’abandon d’élu.e.s locaux.ales face aux intimidations d’extrême-droite, c’est finalement dire à tout un peuple que ces actions peuvent rentrer dans le langage commun, que c’est désormais une dialectique acceptable. C’est donc moins l’événement en tant que tel qui doit nous inquiéter (même si ses auteurs doivent être fermement condamné.e.s), que la l’absence de réponse à ce même évènement qui en fait une banalité. En s’abstenant, le gouvernement dit en substance « ça peut exister » et donc « ça peut devenir réel ». Sans doute le maire de Saint Brévin a-t-il été reçu par la 1ère Ministre suite à la mobilisation et à sa sortie du silence, mais le mal est fait !

La récente série de Klapisch « salades grecques » qui poursuit l’univers de l’auberge espagnole, et qui met en scène des attaques racistes qui vont jusqu’à bruler les locaux d’un centre d’accueil de réfugié.e.s à Athènes, resterait drôle et touchante si elle ne décrivait là un phénomène pourtant bien réel.

Car c’est là tout l’enjeu de ce qui s’est passé ces derniers mois. L’extrême droite, qui ne se sent plus inquiétée, est en train de développer une stratégie de visibilité et d’intimidation qui diffuse ses idées de haine. Les groupuscules d’extrêmes droite n’hésitent plus à manifester sur l’espace public lors de rassemblement sauvages comme à Annecy ou à Paris, ou à faire régner la terreur dans des communes pour faire abandonner des projets d’accueil de réfugié.e.s[5], comme à Callac ou Saint-Brévin[6].

À Nantes, on ne compte plus les actions de vandalismes (la dernière en date étant l’inscription de croix celtiques sur les locaux d’Amnesty International, Attac, la Ligue des droits de l’Homme et La Libre Pensée), auprès des locaux des associations altermondialistes ou militant pour les droits de l’homme et contre les discriminations.

Propulsé par certains médias à l’affut de sensationnel et qui oublient de faire preuve de pédagogie sur des sujets complexes, le venin de l’extrême droite dispose aujourd’hui de nombreux canaux pour contaminer les blessures d’une société atomisée et angoissée.

Cela va d’ailleurs de pair avec une montée des violences envers des militant.e.s écologistes et défenseurs.seuses du vivant qui sont les premier.ère.s intimidé.e.s et brutalisé.e.s partout dans le monde, mais aussi des maires, des agriculteurs.trices, des journalistes, menacé.e.s de mort pour avoir osé parler, enquêter, protéger l’environnement… Là aussi, silence radio du côté de l’État qui n’hésite plus à les faire rentrer dans la case « terrorisme ».

À Saint-Brévin comme à Callac, il ne s’agit pas d’une simple conséquence de la montée des violences envers les élu.e.s comme voudraient le faire croire certain.e.s, il s’agit bien d’une instrumentalisation politique du projet, une stratégie politique, orchestrée par l’extrême-droite locale et nationale, décidée à faire de ces communes l’emblème de la théorie complotiste du « grand remplacement ». A Callac ils en ont même fait un livre.

In Memoriam : occuper le terrain à Saint-Brévin c’est ne pas oublier

Sans vouloir tout ramener aux plaies (seront-elles un jour cicatrisées ?) laissées par le développement des nationalismes sur notre continent, et à leur lot de psycho-traumatismes qui ont marqué des cohortes de familles, j’ai voulu éclairer – de manière trop succincte – le retour des idées d’extrême-droite à la lumière du concept de banalisation. Dénoncer la montée en puissance dans l’espace public d’idées et de méthodes qui nous paraissaient indéfendables il y a quelques années est devenu primordial.

Je ne peux terminer ce billet sans rendre un hommage à l’engagement pour la paix et la liberté de deux de mes aïeul.e.s, j’estime que leurs souvenirs et leurs tentatives de faire barrage au « pire » appartiennent aussi à la mémoire collective et qu’ils représentent un contre-feu utile à l’imaginaire de la banalisation.

Je reviens d’un week-end à Lausanne, en Suisse, où j’ai enfin pris le temps de déposer les archives de mon grand-père maternel à la Fondation Jean Monnet pour l’Europe comme c’était son souhait. Il s’agit principalement d’échanges qu’il a eu au cours de sa vie d’universitaire avec des personnalités politiques à propos de la construction européenne, de la paix des peuples, et des espoirs qu’il plaçait dans le fédéralisme comme liant, au travers de ses livres.

Il nous parlait souvent avec gravité de l’origine de son engagement car c’est au milieu des décombres qu’il a pris racine. Lors des bombardements de Caen 2 000 civils ont perdu la vie. Qui mieux que lui, petit brancardier de 17 ans, trimballant sur des bouts de planches ce qui restait d’espoir, ai pu ressentir dans sa chaire le péril des nationalismes ? Fédérer pour lui, c’était préserver à tout prix la rencontre avec l’autre comme possibilité de remise en question de soi-même.

Nous n’étions pas toujours alignés sur la manière dont l’Europe s’était construite, et les stratégies à mener pour mieux la mettre au service de l’humain et du vivant, mais nous restions d’accord sur le fait que cela avait permis de cautériser les blessures ouvertes du continent. Certes le grand marché du négociant Monnet n’aura évidemment pas réussi à lui donner son âme, mais au moins a-t-elle empêché jusqu’ici le retour du « pire ».

Comment ne pas évoquer enfin la participation à la résistance lyonnaise de ma grand-mère paternelle, dont la ténacité caractérielle n’avait probablement d’égal que l’insouciance de ses 16 ans. Nous avons appris récemment qu’elle assurait la transmission des messages des réseaux lyonnais dans le guidon de son vélo et qu’elle avait participé à la destruction de documents du STO. Lorsque je visionne le documentaire d’Arte en 5 volets consacré aux réseaux de résistance en France, j’apprends que nombre de ces messager.e.s anonymes se sont fait attrapé.e.s par la gestapo à la place des chef.fe.s. C’est du tangible et ça m’en fait froid dans le dos !

Un passage, peut-être, nous montre qu’il est permis d’espérer, celui où l’on apprend que la résistance française c’est aussi l’histoire d’une coopération hétéroclite au plus dur de l’orage, entre des repenti.e.s d’extrême droite de l’action française, déçu.e.s de la trahison du Maréchal Pétain, des gaullistes, des démocrates-chrétiens, des communistes, des socialistes de libération, mais aussi de tous ces jeunes sans idéologie particulière qui fuyaient le STO dans les maquis du Vercors, de la Nouette en centre Bretagne ou de Saffré plus près d’ici. Qui mieux que le parcours du résistant Daniel Cordier, relaté dans son livre Alias Caracalla, qui débuta à l’action française pour finir secrétaire de Jean Moulin, illustre cela ?

Il y a bien sur plein de raisons de se rendre à Saint-Brévin, ce témoignage en est une. Ces deux aieul.e.s ont su chacun.e à leur manière se dresser contre les « bâtisseurs de ruine » (pour reprendre les mots d’Éluard, poète libre si il en est), et je dois dire que je me sens tout petit à leur côté.

Ne pas se mobiliser face aux actions d’extrême-droite comme le fait le gouvernement, s’est insulter leur mémoire, insulter leur dévotion pour leur pays, insulter leur idéal de liberté, d’égalité, de fraternité.

Le mercredi 24 mai je serai donc à Saint-Brévin aux côtés de mes collègues élu.e.s et camarades militant.e.s pour occuper le terrain et faire barrage à la banalisation du « pire », pour le souvenir, pour le présent, et pour l’avenir.


[1] Le RN devient même une option envisagée par le corps enseignant, profession traditionnellement située à gauche, comme porte de sortie à leur sentiment d’abandon : ils étaient 18% en 2017 pour 25% en 2022…

[2] À laquelle s’adosse, sans autre alternative malheureusement, la promesse en un avenir meilleur, entretenant la confusion entre une sobriété choisie et heureuse et une insalubrité subie et malheureuse, ce qui nous empêche d’avancer collectivement vers une transition écologique qui nécessitera de réinventer nos imaginaires du confort et de la réussite, ce qui nous donne de la valeur, mais c’est un autre débat.

[3] En Italie, Suède, Autriche, Hongrie, Pologne…

[4] Plutôt que le monstre attendu celui-ci montre l’image d’un fonctionnaire médiocre qui applique une méthode rationnelle froide.

[5] Au passage il faudra m’expliquer comment l’extrême-droite compte redynamiser les bourgs qui se vident progressivement de ses habitant.e.s et de ses commerces ? Comment nous allons faire pour installer des centaines de milliers de paysan.ne.s pour assurer notre sécurité alimentaire quand nous aurons atteint le plafond de verre des énergies fossiles ?

[6] Et ici il s’agissait d’un déménagement d’un CADA et non d’une création.

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