[MANDAT] Un Projet alimentaire pour quoi faire ? Sécuriser et prendre soin des territoires

Intervention à Couffé dans le cadre de réflexions sur l’élaboration d’un projet alimentaire pour le Pays d’Ancenis

La relocalisation des systèmes alimentaires et l’accès à la qualité pour toutes et tous se sont imposés comme deux enjeux majeurs des dernières années. La crise sanitaire, en particulier lors du premier confinement, a accentué la tendance du citoyen-consommateur préoccupé par la qualité et l’origine de son alimentation. Les dérèglements climatiques, en particulier les tensions sur l’eau, et l’effondrement de la biodiversité soulignent les vulnérabilités du système actuel. Le conflit en Ukraine a quant à lui mis en lumière sa grande dépendance aux importations extérieures. On ne reterritorialise pas pour le plaisir. Face aux crises qui se multiplient, il est impératif de retisser les mailles d’un système alimentaire robuste.

L’alimentation au rythme de la mondialisation libérale

Pendant des décennies notre système alimentaire a suivi une logique libérale, celle de la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo[1], dont le principal objectif de productivité a organisé la spécialisation de la production alimentaire par grandes aires de production, contribuant à détricoter le maillage paysan ancestral qui assurait une production diversifiée, connectée aux saisons et aux territoires, et à démanteler les savoirs faire locaux et les outils de transformation.

Ce phénomène s’est accéléré à la sortie de la 2ème Guerre Mondiale quand il a fallu assurer une production qui puisse nourrir les pays en reconstruction et recycler les industries chimiques et mécaniques de guerre. Mais la mondialisation des échanges n’aurait jamais pu avoir lieu sans la Révolution industrielle et un accès massif à du pétrole bon marché, qui est venu alimenter un réseau dense de transports et des modes de production agricoles intensifs. Aujourd’hui, le dépassement des limites planétaires impose de revoir la copie.

Un système productiviste incompatible avec les limites planétaires

Réduire le système économique uniquement aux facteurs de production travail et capital comme l’ont fait les économistes néoclassiques, c’était oublier de fait une troisième variable, pourtant décisive sur le long terme, celle des ressources. Pensées pendant longtemps comme inépuisables, elles sont aujourd’hui gravement dégradées.

  • Le secteur agricole est responsable de 19% des émissions de GES françaises (23% des émissions mondiales), c’est le 2ème poste derrière les transports (qui participe par ailleurs lui-aussi au système alimentaire) ;
  • Dans un contexte exacerbé de tensions sur la ressource en eau, liées au réchauffement climatique et à la multiplication des périodes de sécheresse, un système gourmand en eau aura plus de difficulté à résister aux chocs ;
  • Un système qui participe de la destruction de la vie des sols et des écosystèmes, qui a notamment contribué à l’arrachage massif des infrastructures agroécologiques qui rendent pourtant des services écosystémiques nécessaires à la vie ;
  • Enfin, on ne compte plus les dégâts de ce système sur la santé humaine que ce soit pour les consommateurs qui mangent des produits de mauvaise qualité (15 millions de personnes souffrent de maladies chroniques, pour une bonne partie dû à une mauvaise alimentation, cela représente 80% des décès liés au covid), ou les agriculteurs exposés aux produits chimiques (plusieurs études de l’INSERM démontrent que les pesticides et les perturbateurs endocriniens rendent malades les agriculteurs, leurs voisins et les consommateurs), et à une pression constante exercée par la course au rendement et au surendettement imposée par le dogme de la compétitivité[2].

Un système dépendant des importations extérieures

Mais il y a plus préoccupant encore. Si l’on ne change rien, à court terme, c’est notre sécurité alimentaire qui pourrait être menacée. Car, dans le même temps, notre système alimentaire s’est rendu complétement dépendant aux importations extérieures, notamment d’énergies fossiles, aujourd’hui sur la sellette[3] :

  • Dépendant au pétrole. Utilisé dans toute la chaine, de l’emballage au transport en passant par les intrants chimiques et les machines agricoles[4]. Or, la plupart des énergies fossiles consommées en France sont importées, la France produisant moins d’un centième des carburants qu’elle consomme ;
  • Dépendant de la production agricole d’autres pays. Notre balance commerciale se dégrade[6] : nous importons 21% de notre alimentation (dont 50% des protéines végétales, 50% des fruits et légumes, 30% de la viande de poulet, et jusqu’à 70% de la farine pour le pain), sans compter les quantités considérables de soja issues de l’étranger pour nourrir certains modes d’élevages.

Comment fait-on si, du jour au lendemain, le système se retrouve paralysé à cause de la flambée du prix des matières premières liée à la rareté de la ressource[7] ou à des conflits territoriaux, mais aussi de cyber-attaques ou d’attaques terroristes ?

  • Les stocks des magasins de la grande distribution permettraient de tenir 3 jours d’autonomie alimentaire moyenne. L’autonomie alimentaire d’une métropole comme Paris, sans son MIN de Rungis, c’est 3 jours ;
  • 98% des denrées consommés par nos grandes aires urbaines ne sont pas produites sur leur territoire (2% d’autonomie alimentaire), l’autonomie alimentaire des régions françaises variant quant à elle entre 10 et 25% ;
  • Les produits locaux représentent moins de 3% des achats alimentaires des ménages ;
  • Récemment, les 2ème et 4ème exportateurs mondiaux de blé l’Ukraine et l’Inde ont été sommés de restreindre leurs exportations, soit par embargo, soit pour préserver leur sécurité intérieure. En mai 2022, au moins 18 pays avaient mis en œuvre des restrictions ou des interdictions concernant leurs exportations alimentaires.

Un risque de pénuries et de ruptures des chaines d’approvisionnement sous-estimé

Ainsi, du fait de l’hypersophistication de nos systèmes d’approvisionnement alimentaires, et dans un contexte exacerbé de réchauffement climatique et de tensions sur les ressources, les risques de pénurie alimentaire ne s’arrêtent pas aux pays du sud et concernent également la France.

Selon le dernier rapport de la FAO, la pandémie ne serait que la répétition générale d’autres chocs à venir, le risque de famine et de troubles sociaux, en particulier dans les pays les plus pauvres qui importent massivement leurs besoins en céréales, étant très élevé. La Commission européenne a également donné l’alerte en soulignant le manque de préparation des pays membres en cas de menaces sur l’approvisionnement alimentaire.

À mesure qu’il gagnait en puissance, ce système s’est rendu en même temps vulnérable, et s’il peut rester efficace tant qu’il y aura des ressources à exploiter et un climat stable, il n’est pas du tout prêt pour absorber les chocs, qui pourront aller jusqu’à entrainer des pénuries.

En cas de crise la France compte sur son seul dispositif ORSEC : s’il fonctionne bien pour des risques limités dans l’espace et dans le temps, il serait inefficace face à des difficultés d’ordre systémique, le foncier agricole n’étant pas encore considéré comme stratégique pour la nation[8]. C’est ce qui fait dire à Stéphane Linou que le risque de ruptures alimentaires engage directement l’ordre public et la sécurité nationale, et devrait être intégré au continuum sécurité-défense français (à l’instar de ce qui existe en matière de feux de forêt ou d’inondations)[9].

En cas de crise, les maires seront en première ligne, et que va dire un maire à ses citoyens qui viendront lui demander des comptes ? Il vaut mieux aujourd’hui pour une commune miser sur un usage agricole de son foncier qui pourra nourrir sa population et notamment ses écoles, que de miser sur des stocks dans les magasins dont les rayons seront vides, et le faire inscrire dans les plans communaux de sauvegarde.

Reprendre la main en reterritorialisant une alimentation durable

Aujourd’hui nous devons donc retrouver la main sur ce système, c’est-à-dire sur nos modes de production, nos outils de production, nos sols, trop longtemps confisqués par le système intensif et le marché. Pour organiser notre résilience, la meilleure façon de le faire c’est de miser sur le bio et le local tout en privilégiant les circuits de proximité :

  • Ces modes de production et de commercialisation ont moins de dépendances au pétrole, aux marchés extérieurs, ils sont régénérateurs des infrastructures agroécologiques, moins polluant, meilleurs pour la santé, pourvoyeurs d’exploitations plus économes en matières premières, créatrices d’emplois, et plus faciles à transmettre ;

Les aménités positives de la bio pour le bien commun tant en termes productifs que de couts évités pour la société seront explorées dans un autre post

  • Un levier majeur passe par la reconnexion de l’offre et la demande locale en appuyant sur le bouton de la restauration collective : si les freins sont bien réels et que ce marché ne bénéficie pas toujours d’une image positive auprès des producteurs et artisans (complexité des marchés publics, prix peu rémunérateurs, manque de visibilité, contraintes sanitaires, contraintes logisitiques), les 63 millions de repas servis chaque année en Loire-Atlantique, avec un marché potentiel de plus de 100 M€, devrait en faire réfléchir plus d’un. Toute augmentation de 1% de produits locaux ramènerait un million de revenus sur le territoire !
  • Rien que sur nos 80 collèges, cela représente 34 000 repas / jour soit 4,8 millions de repas / an, imaginez si on raccorde les écoles, les lycées, les EPHAD, l’hôpital, les centres de vacances, ect… et puis donner des produits sains aux plus fragiles devrait être faire parti du bon sens commun .
  • Un autre levier passe par la réappropriation des outils de production et de transformation ;
  • Un dernier levier passe par la sécurisation du foncier, car sans foncier pas de producteurs, et sans producteurs pas de relocalisation dans les cantines.

Pour découvrir en détails le projet alimentaire départemental c’est par ici (cliquez)


[1] Les pays ont intérêt à se spécialiser dans les biens pour lesquels ils ont un avantage comparatif (ou relatif) et à les échanger contre ce qu’ils ne produisent pas (au XIX° siècle, le textile anglais échangé contre le vin portugais).

[2] Volatilité des cours et concurrence internationale, évolution des prix des matières premières, fin des quotas, rapport de force constant avec la grande distribution, subordination aux grandes coopératives… Alors que les agriculteurs représentaient 30% de la population active au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ils pèsent aujourd’hui moins de 3% des actifs.

[3] L’agriculture est devenue en quelques années une machine à transformer du pétrole et du gaz en nourriture. Nous vivons aujourd’hui à crédit énergétique, c’est-à-dire que notre système alimentaire s’est rendu déficitaire en énergie, nous consommons plus d’énergie pour nous nourrir que nous en produisions. Pour chaque calorie d’énergie alimentaire apportée à table nous consommons 7,3 calories d’intrants en énergie.

[4] Le pétrole sert à fabriquer les intrants chimiques nécessaires à la production agricole et à alimenter le transport des marchandises à longue distance (avion, bateau, train, camions). Il est aussi utilisé pour le stockage, l’emballage et la vente des produits (transport du magasin au lieu de consommation). Voir le travail du chercheur indépendant Pablo Servigne.

[5] La France consomme chaque année 2.2 Mt d’azote synthétique, 300 fois plus réchauffant que le CO² (soit plus de 23 Mt d’équivalent CO²). Tous les engrais azotés de synthèse sont fabriqués à partir d’ammoniac, issu de la synthèse de l’azote de l’air et de l’hydrogène. Or l’hydrogène est lui-même fabriqué à 95% à partir d’énergies fossiles, notamment du gaz naturel.

[6] La balance import-export française était en 2005 déficitaire d’un million et demi d’hectares (source FAO citée par solagro).

[7] Dans les années 1960, pour six barils découverts, on en consommait un. Aujourd’hui, pour un baril produit, on en découvre six (Heinberg 2011). 

[8] Ces travaux ont fait l’objet d’une proposition de résolution de la sénatrice Françoise Laborde, rejetée par le Sénat en 2019.

[9] En France, le travail d’interpellation « Qui veille au grain » de l’association Les Greniers d’abondance ainsi que du spécialiste des risques Stéphane Linou, a mis le sujet sur la table. Mais aussi plus antérieurement les travaux de l’ancien rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation de l’ONU Olivier De Schutter et du chercheur indépendant Pablo Servigne.

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